Mardi prochain, lorsque vous trouverez Henriette en train de coudre à vous attendre, vous lui direz avant même qu’elle vous ait demandé quoi que ce soit : « Je t’ai menti, comme tu t’en es bien doutée ; ce n’est pas pour la maison Scabelli que je suis allé à Rome cette fois-ci, et c’est en effet pour cette raison que j’ai pris le train de huit heures dix et non l’autre, le plus rapide, le plus commode, qui n’a pas de troisième classe ; c’est uniquement pour Cécile que je suis allé à Rome cette fois-ci, pour lui prouver que je l’ai choisie définitivement contre toi, pour lui annoncer que j’ai enfin réussi à lui trouver une place à Paris, pour lui demander de venir afin qu’elle soit toujours avec moi, afin qu’elle me donne cette vie extraordinaire que tu n’as pas été capable de m’apporter et que moi non plus je n’ai pas su t’offrir ; je le reconnais, je suis coupable à ton égard, c’est entendu, je suis prêt à accepter, à approuver tous tes reproches, à me charger de toutes les fautes que tu voudras si cela peut t’aider le moins du monde à te consoler, à atténuer le choc, mais il est trop tard maintenant, les jeux sont faits, je n’y puis rien changer, ce voyage a eu lieu, Cécile va venir ; tu sais bien que je ne suis pas une si grande perte, ce n’est pas la peine de fondre en larmes ainsi… » Mais vous savez bien qu’elle ne pleurera nullement, qu’elle se contentera de vous regarder sans proférer une parole, qu’elle vous laissera discourir sans vous interrompre, que c’est vous, tout seul, par lassitude, qui vous arrêterez, et qu’à ce moment-là vous vous apercevrez que vous êtes dans votre chambre, qu’elle est déjà couchée, qu’elle est en train de coudre, qu’il est tard, que vous êtes fatigué de ce voyage, qu’il pleut sur la place… Mardi prochain, lorsque vous entrerez dans sa chambre, en effet vous lui raconterez tout ce voyage et vous lui direz : « J’étais allé à Rome pour prouver à Cécile que je la choisissais contre toi, j’y étais allé dans l’intention de lui demander de venir vivre avec moi définitivement à Paris… » Alors terrorisée s’élève en vous votre propre voix qui se plaint : ah non, cette décision que j’avais eu tant de mal à prendre, il ne faut pas la laisser se défaire ainsi ; ne suis-je donc pas dans ce train, en route vers Cécile merveilleuse ? ma volonté et mon désir étaient si forts… il faut arrêter mes pensées pour me ressaisir et me reprendre, rejetant toutes ces images qui montent à l’assaut de moi-même. Mais il n’est plus temps maintenant, leurs chaînes solidement affermies par ce voyage se déroulent avec le sûr mouvement même du train, et malgré tous vos efforts pour vous en dégager, pour tourner votre attention ailleurs, vers cette décision que vous sentez vous échapper, les voici qui vous entraînent dans leurs engrenages.
Michel Butor, La Modification@1957 Les Editions de Minuit
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Wikipédia sur Michel Butor
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« La Modification » et le nouveau roman
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