Ainsi, mon père avait eu une fin de vie sympa ; là encore, c’était une surprise. Durant toute ma jeunesse, je n’avais rencontré aucun de ses collègues de travail, et je ne crois pas que lui non plus en ait jamais rencontré un – en dehors, justement, du cadre de travail. Mes parents avaient-ils des amis ? Peut-être, mais je ne parvenais pas à m’en souvenir. Nous vivions à Maisons- Lafitte dans une grande maison- certes moins grande que celle-ci, mais grande tout de même. Je ne voyais personne qui soit venu dîner chez nous, passer un week-end, enfin faire ce genre de choses qu’on fait généralement quand on est amis. Je ne croyais pas non plus, et c’était plus troublant, que mon père ait eu ce qu’on appelle des maîtresses –là évidemment je ne pouvais pas être certain, je n’avais aucune preuve ; mais je n’arrivais pas du tout à associer l’idée d’une maîtresse avec le souvenir que je gardais de lui. En somme voilà un homme qui aurait vécu deux vies, nettement séparées, et sans le moindre point de contact.
Le living-room était très vaste, et devait occuper la totalité de l’étage ; près de la cuisine américaine installée à droite de l’entrée, il y avait une grande table de ferme. Le reste de l’espace était occupé par des tables basses et de profonds divans de cuir blanc ; au mur, il y avait d’autres trophées de chasse, et sur un râtelier la collection de fusils de mon père : c’étaient de beaux objets, avec des incrustations de métal finement ouvragées qui brillaient d’une luisance douce. Le sol était jonché de peaux d’animaux divers, essentiellement des moutons j’imagine ; on se serait un peu cru dans un film porno allemand des années 1970, un de ceux qui se passent dans un relais de chasse au Tyrol. Je me dirigeai vers la baie vitrée qui occupait toute la paroi du fond, donnant sur un paysage de montagnes. « En face, on voit le pic de la Meije, intervint Sylvia. Et, plus vers le Nord, vous avez la barre des Ecrins. Vous voulez boire quelque chose ? ».
Jamais je n’avais vu un meuble-bar aussi bien garni, il y avait des dizaines d’alcools de fruits, et certaines liqueurs dont je ne soupçonnais même pas l’existence, mais je me contentai d’un Martini. Sylvia alluma une lampe de chevet. Le soir tombant donnait des lueurs bleutées à la neige qui recouvrait le massif des Ecrins, et l’ambiance devenait un peu triste. Même en dehors des questions d’héritage, je n’imaginais pas qu’elle puisse avoir envie de rester seule dans cette maison. Elle travaillait encore, elle occupait je ne sais quel emploi à Briançon, elle me l’avait dit pendant le parcours jusqu’à l’étude de la notaire mais j’avais oublié. De toute évidence, même si elle s’installait dans un bel appartement au centre de Briançon, sa vie allait devenir nettement moins drôle. Je m’assis un peu à contrecoeur sur le divan, acceptai un deuxième Martini – mais j’avais déjà décidé que ce serait le dernier, que tout de suite après je lui demanderais de me raccompagner à l’hôtel. Je n’arriverais jamais à comprendre les femmes, cela m’apparaissait avec une évidence croissante. On avait affaire à une femme normale, et même d’une normalité presque exagérée ; pourtant, elle avait réussi à trouver quelque chose chez mon père ; quelque chose que ni ma mère ni moi n’avions décelé. Et je ne pouvais pas croire que ce soit uniquement, ni même principalement une question d’argent ; elle-même jouissait d’un salaire élevé, cela se voyait à son habillement, sa coiffure, à sa manière générale de parler. Chez cet homme âgé, ordinaire, elle avait su, la première, trouver quelque chose à aimer.
Michel Houellebecq, Soumission ©2015 Michel Houellebecq et Flammarion
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