Pélagie-la-Charrette

Maillet Antonine


Il n’avait pas oublié Catoune, Jean, du moins on l’a supposé, et c’est pourquoi il courait avec tant d’ardeur aux trousses de la charrette maternelle. Lors de son jugement dans le cercle des wigwams, Jean aurait ainsi plaidé sa défense auprès du chef iroquois. Ils s’en allaient, trois fils innocents d’un peuple martyrisé par un ennemi commun aux Français et aux Indiens, courant sur les traces de leurs familles et de leurs amours. Mais en route, la faim, le froid, la guerre, mille misères les avaient réduits à un tel état d’indigence qu’ils avaient honte de se présenter en guenilles aux yeux de leurs bien-aimées. C’est pourquoi ils avaient pensé qu’un bonnet de fourrure … qu’une peau de renard … Enfin ils ne s’étaient pas rendu compte sur le coup que la bête pouvait appartenir à quelqu’un, à peine s’ils avaient remarqué le piège, parole de chrétien, c’était une distraction, une étourderie sans méchanceté qu’ils étaient prêts à payer au prix fort : une semaine de labeur aux champs.

Hâ, hâ, hâ !...

Le cercle des Iroquois s’esclaffa. Le labeur aux champs ! Voilà bien des discours de Faces-Pâles. Depuis quand les Indiens des forêts de Pennsylvanie avaient-ils besoin de cultiver les champs ? Leur grand Manitou ne pourvoyait-il pas directement à leurs besoins avec l’eau des montagnes, les poissons des rivières et les bêtes des bois ? Et les plantes sauvages ne suffisaient-elles pas à panser leurs blessures et à éloigner les esprits maléfiques ? Et les plumes des oiseaux, la fourrure des bêtes, l’écorce et les lianes des arbres ne sauraient donc point les vêtir et les chausser ? Ils avaient bien besoin des Blancs pour s’en venir déranger le cycle de la nature et les habitudes de leur vie ! Leur vie qui avait connu un millier de soleils en terre iroquoise que des usurpateurs avaient renommée Pennsylvanie d’Amérique. Ils avaient bien besoin d’Amérique, eux !

Les trois héros crurent comprendre, après cette harangue, qu’ils ne cultiveraient point les champs des Iroquois et qu’ils avaient intérêt à faire de nouvelles propositions.

Cette fois, c’est le Benjamin de l’île Madame qui s’enhardit jusqu’à s’offrir pour la chasse et pour la pêche, alléguant les habitudes ancestrales des Acadiens qui les avaient apprises eux-mêmes des Indiens avec qui ils étaient fort liés depuis leur arrivée au pays. Son propre grand-père, un dénommé Anselme à Pierre Chiasson, était dans le temps le meilleur ami des Micmacs, il pouvait le jurer …

Hâ, hâ, hâ !...

Pauvre Benjamin, il aurait mieux fait de ne pas jurer. Les Micmacs ! N’ayant connu que cette seule tribu, il ignorait, le néophyte, à quel point les Indiens sont plus farouches entre eux qu’avec l’étranger, et que la seule mention des Micmacs pouvait déclencher l’ire du chef iroquois encore plus que le vol d’une peau de renard dans les pièges de son fils. Des Micmacs, ô grand Manitou ! Tous métissés, vendus aux Blancs, vivant dans des cabanes de bois à la manière des Européens. Leur peau déjà pâlissait et leurs pieds en marchant écrasaient la mousse et les plantes rampantes. Ils avaient oublié les coutumes de l’ancêtre et méprisé la loi de l’Oiseau-Dieu. Jamais les Iroquois ne daigneraient faire un pacte avec les amis et alliés de cette tribu dégénérée qui ne savait même plus dévorer le cœur de ses ennemis.

Le cœur des trois Robins des mers et des bois ne fit qu’un bond. Et Maxime le Basque sentit qu’il n’avait pas de temps à perdre, comme ses compères d’infortune, dans une dialectique qui jusque-là ne les avait point sortis du bois. Et, tirant de sa blouse une flûte de roseau qu’il traînait depuis la forêt de Caroline, il se mit doucement à jouer.

Les Iroquois, l’un après l’autre, assourdirent leurs youhou guerriers et s’assirent à l’indienne, les jambes et les bras croisés.

On dit que Maxime Basque, cette nuit-là, arracha à sa flûte plus de notes que son roseau n’avait coutume d’en donner, au point que Jean et Benjamin se mirent eux-mêmes à écouter le génie des gitans sortant de la bouche de leur compagnon.

 

Antonine Maillet, Pélagie-la-Charrette @1979 Editions Grasset


Antonine Maillet est l'auteur de nombreux romans et pièces de théâtre très populaires. Son roman Pélagie-la-Charrette évoque le Grand Dérangement de 1755 (déportation des Acadiens par les Britanniques). Il a remporté le prix Goncourt en 1979. C'est l'histoire et le folklore de l'Acadie qui l'inspirent.
L'oeuvre d'Antonine Maillet est fortement influencée par François Rabelais, qui fait l'objet de sa thèse de doctorat et dont l'œuvre est intégrée dans sa pièce Panurge. Elle en reprend la verve, l'art des jeux de mots et le sens de la formule.


Naissance: 1929,Bouctouche (Canada)


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