Dix jours plus tard, je la rencontrai par hasard au bar Poccardi ; j’avais été lire à la Nationale, elle faisait des courses dans le quartier : je l’accompagnai. À mon grand étonnent, elle débordait de gaieté. Elle avait beaucoup réfléchi, au cours de cette semaine solitaire, et peu à peu, tout s’était mis en ordre dans sa tête et dans son cœur ; même son départ pour Berlin ne l’effrayait plus. Elle aurait des loisirs, elle essaierait d’écrire le roman auquel elle pensait depuis longtemps, elle lisait beaucoup : jamais elle n’avait eu une telle soif de lecture. Elle venait de redécouvrir Stendhal avec admiration. Sa famille le haïssait si catégoriquement qu’elle n’avait pas réussi jusqu’alors à surmonter tout à fait cette prévention ; mais en le relisant ces jours derniers, elle l’avait enfin compris, et aimé sans réticence. Elle sentait le besoin de réviser un grand nombre de ses jugements : elle avait l’impression qu’une sérieuse évolution venait brusquement de se déclencher en elle. Elle me parla avec une chaleur, une exubérance presque insolites ; il y avait quelque chose de forcené dans son optimisme. Cependant je me réjouis : elle avait retrouvé des forces neuves et il me semblait qu’elle était en train de beaucoup se rapprocher de moi. Je lui dis au revoir, le cœur plein d’espoir.
Quatre jours plus tard, je reçus un mot de madame Mabille : Zaza était très malade ; elle avait une grosse fièvre, et d’affreux maux de tête. Le médecin l’avait fait transporter dans une clinique de Saint-Cloud ; il lui fallait une solitude et un calme absolus ; elle ne devait recevoir aucune visite ; si la fièvre ne tombait pas, elle était perdue.
Je vis Pradelle. Il me raconta ce qu’il savait. Le surlendemain de ma rencontre avec Zaza, madame Pradelle était seule dans son appartement quand on sonna ; elle ouvrit, et elle se trouva devant une jeune fille bien vêtue, mais qui ne portait pas de chapeau : à l’époque, c’était tout à fait incorrect. « Vous êtes la mère de Jean Pradelle ? demanda-t-elle. Je peux vous parler ? » Elle se présenta et madame Pradelle la fit entrer. Zaza regardait autour d’elle ; elle avait un visage crayeux avec des pommettes enflammées. « Jean n’est pas là ? pourquoi ? Il est déjà au ciel ? » Madame Pradelle, effrayée, lui dit qu’il allait rentrer. « Est-ce que vous me détestez, Madame ? » demanda Zaza. L’autre protesta. « Alors, pourquoi ne voulez-vous pas que nous nous mariions ? » Madame Pradelle essaya de son mieux de la calmer ; elle était apaisée quand un peu plus tard Pradelle entra, mais son front et ses mains brûlaient. « Je vais vous reconduire » dit-il. Ils prirent un taxi et tandis qu’ils roulaient vers la rue de Berri, elle demanda avec reproche : « Vous ne voulez pas m’embrasser ? Pourquoi ne m’avez-vous jamais embrassée ? » Il l’embrassa.
Madame Mabille la mit au lit et appela le médecin ; elle s’expliqua avec Pradelle ; elle ne voulait pas le malheur de sa fille, elle ne s’opposait pas à ce mariage. Madame Pradelle ne s’y opposait pas non plus : elle ne voulait le malheur de personne. Tout allait s’arranger. Mais Zaza avait quarante de fièvre et délirait.
Pendant quatre jours, dans la clinique de Saint-Cloud, elle réclama « mon violon, Pradelle, Simone et du champagne ». La fièvre ne tomba pas. Sa mère eut le droit de passer la dernière nuit près d’elle. Zaza la reconnut et sut qu’elle mourait. « N’ayez pas de chagrin, maman chérie, dit-elle. Dans toutes les familles il y a du déchet : c’est moi le déchet. »
Quand je la revis, dans la chapelle de la clinique, elle était couchée au milieu d’un parterre de cierges et de fleurs. Elle portait une longue chemise de nuit en toile rêche. Ses cheveux avaient poussé, ils tombaient en mèches raides autour d’un visage jaune, et si maigre, que j’y retrouvai à peine ses traits. Les mains aux longues griffes pâles, croisées sur le crucifix, semblaient friables comme celles d’une très vieille momie. Madame Mabille sanglotait. « Nous n’avons été que les instruments entre les mains de Dieu » lui dit M. Mabille.
Les médecins parlèrent de méningite, d’encéphalite, on ne sut rien de précis. S’agissait-il d’une maladie contagieuse, d’un accident ? ou Zaza avait-elle succombé à un excès de fatique et d’angoisse ? Souvent la nuit elle m’est apparue, toute jaune sous une capeline rose et elle me regardait avec reproche. Ensemble nous avions lutté contre le destin fangeux qui nous guettait et j’ai pensé longtemps que j’avais payé ma liberté de sa mort.
Simone de Beauvoir, Mémoires d’une Jeune Fille rangée @1958 Gallimard
Ce texte convient aux âges/niveaux suivants:
Nombre de mots | |
Mots très fréquents | |
Mots moins fréquents | |
Pourcentage |
Wikipédia, Simone de Beauvoir
https://fr.wikipedia.org/wiki/Simone_de_Beauvoir
Wikipédia, Mémoires d’une jeune fille rangée
https://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9moires_d%27une_jeune_fille_rang%C3%A9e