Il faudrait être partout à la fois
« Le 20 février de cette année, j’ai déclaré au Reichstag qu’il fallait qu’un changement intervînt dans la vie des dix millions d’Allemands qui vivent hors de nos frontières. Or M. Benès a agi autrement. Il a institué une oppression encore plus complète. »
Il lui parlait seul à seul, les yeux dans les yeux, avec une irritation croissante et le désir de lui faire peur, de lui faire mal. Elle restait fascinée, ses yeux ne quittaient pas le mica. Elle n’entendait pas ce qu’il disait, mais sa voix l’écorchait.
« Une terreur encore plus grande … Une époque de dissolutions … »
Elle se détourna brusquement et quitta la pièce. La voix la poursuivit dans le vestibule, indistincte, écrasée, encore vénéneuse ; Ella entra vivement dans sa chambre et ferma sa porte à clé. Là-bas, dans le salon, il menaçait encore. Mais elle n’entendait plus qu’un murmure confus. Elle se laissa tomber sur une chaise : il n’y aura donc personne, pas une mère de Juif supplicié, pas une femme de communiste assassiné pour prendre un revolver et pour aller l’abattre ? Elle serrait les poings, elle pensait que si elle était Allemande, elle aurait la force de la tuer.
Mathieu se leva, prit un des cigares de Jacques dans sont imperméable et poussa la portière du compartiment.
- Si c’est pour moi, dit la Marseillaise, ne vous gênez pas, mon mari fume la pipe ; je suis habituée.
- Je vous remercie, dit Mathieu, mais j’ai envie de me dégourdir un peu les jambes.
Il avait surtout envie de ne plus la voir. Ni la petite, ni le panier. Il fit quelques pas dans le couloir, s’arrêta, alluma son cigare. La mer était bleue et calme, il glissait le long de la mer, il pensait : « Qu’est-ce qui m’arrive ? Ainsi la réponse de cet homme fut plus que jamais : « Fusillons, arrêtons, incarcérons. » Et cela pour tous ceux qui d’une manière ou d’une autre ne lui conviennent pas, il voulait s’appliquer à comprendre. Jamais rien ne lui était arrivé qu’il n’eût compris ; c’était sa seule force, son unique défense, sa dernière fierté. Il regardait la mer et il pensait : « Je ne comprends pas alors arrivera ma revendication de Nuremberg. Cette revendication fut complètement nette : pour la premi il m’arrive que je pars pour la guerre, se dit-il. Ça n’avait pas l’air bien malin et pourtant ce n’était pas clair du tout. En ce qui le concernait personnellement, tout était simple et net : il avait joué et perdu, sa vie était derrière lui, gâchée. Je ne laisse rien, je ne regrette rien, pas même Odette, pas même Ivich, je ne suis personne. Restait l’événement lui-même. Je déclarai que maintenant le droit de libre disposition devait enfin, vingt ans après les déclarations du président Wilson, entrer en vigueur pour ces trois millions et demi d’hommes tout ce qui l’avait atteint jusque-là était à sa mesure d’homme, les petits emmerdements et les catastrophes, il les avait vus venir, il les avait regardés en face. Quand il avait été prendre l’argent dans la chambre de Lola, il avait vu les billets, il les avait touchés, il avait respiré le parfum qui flottait dans la chambre ; et quand il avait plaqué Marcelle, il la regardait dans les yeux pendant qu’il lui parlait ; ses difficultés n’étaient jamais qu’avec lui-même ; il pouvait se dire : J’ai eu raison, j’ai eu tort ; il pouvait se juger. À présent c’était devenu impossible et de nouveau M. Benès a donné sa réponse : de nouveaux morts, de nouvelles incarcérations, de nouveaux. Il pensa : je pars pour la guerre et cela ne signifiait rien. Quelque chose lui était arrivé qui le dépassait. Ça n’est pas tant qu’elle me dépasse, c’est qu’elle n’est pas là. Où est-elle ? Partout : elle prend naissance de partout, le train fonce dans la guerre, Gomez atterrit dans la guerre, il n’est pas un battement de cœur qui ne l’alimente, pas une conscience qui n’en soit traversée. Et pourtant, elle est comme la voix d’Hitler, qui remplit ce train et que je ne peux pas entendre : J’ai déclaré nettement à M. Chamberlain ce que nous considérons maintenant comme la seule possibilité de solution ; de temps en temps on croit qu’on va la toucher, sur n’importe quoi, dans la sauce d’un tournedos, on avance la main, elle n’est plus là : il ne reste qu’un bout de viande dans la sauce. Ah ! pensa-t-il, il faudrait être partout à la fois.
Jean-Paul Sartre, Le Sursis@1945 Gallimard
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