Aux soldats négro-américains

Senghor Léopold Sédar


Je ne vous ai pas reconnus sous votre prison d’uniformes

  couleur de tristesse

Je ne vous ai pas reconnus sous la calebasse du casque

  sans panache

Je n’ai pas reconnu le hennissement chevrotant de

  vos chevaux de fer, qui boivent mais ne mangent

  pas.

Et ce n’est plus la noblesse des éléphants, c’est la lourd-

  eur barbare des monstres des prétemps du monde.

Sous votre visage fermé, je ne vous ai pas reconnus.

J’ai touché seulement la chaleur de votre main brune,

  je me suis nommé : « Afrika ! »

Et j’ai trouvé le rire perdu, j’ai salué la voix ancienne

   et le grondement des cascades du Congo.

Frères, je sais si c’est vous qui avez bombardé les

   cathédrales, orgueil de l’Europe

Si vous êtes la foudre dont la main de Dieu a brûlé

   Sodome et Gomorrhe.

Non, vous êtes les messagers de sa merci, le souffle

   du Printemps après l’Hiver.

À ceux qui avaient oublié le rire – ils ne se servaient

   plus que d’un sourire oblique

Qui ne connaissaient plus que la saveur salée des

    larmes et l’irritante odeur du sang

Vous apportez le printemps de la Paix et l’espoir au

   bout de l’attente.

Et leur nuit se remplit d’une douceur de lait, les champs

   bleus du ciel se couvrent de fleurs, le silence chante

   suavement.

Vous leur apportez le soleil. L’air palpite de murmures

   liquides et de pépiements cristallins et de batteme-

   ments soyeux d’ailes

Les cités aériennes sont tièdes de nids.

Par les rues de joie ruisselante, les garçons jouent avec

   leurs rêves

Les hommes dansent devant leurs machines et se sur-

   prennent à chanter.

Les paupières des écolières sont pétales de roses, les

   fruits mûrissent à la poitrine des vierges

Et les hanches des femmes – oh ! douceur – géné-

   reusement s’alourdissent.

Frères noirs, guerriers dont la bouche est fleur qui

   chante

Oh ! délice de vivre après l’Hiver – je vous salue

   comme des messagers de paix.



Léopold Sédar Senghor est un poète, écrivain, homme d'État français, puis sénégalais et premier président de la République du Sénégal (1960-1980). Il fut aussi le premier Africain à siéger à l'Académie française. Il a également été ministre en France avant l'indépendance de son pays.
Il est le symbole de la coopération entre la France et ses anciennes colonies pour ses partisans ou du néocolonialisme français en Afrique pour ses détracteurs.
Sa poésie, fondée sur le chant de la parole incantatoire, est construite sur l'espoir de créer une Civilisation de l'Universel, fédérant les traditions par-delà leurs différences. Par ailleurs, il approfondit le concept de négritude, notion introduite par Aimé Césaire qui la définit ainsi : « La négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture."


Naissance: 1906,Joal (Sénégal)
Décès: 2001,Verson (France)


Ce texte convient aux âges/niveaux suivants:



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