En 1931, ils ont acheté à crédit un débit de boissons et d’alimentation à Lillebonne, une cité ouvrière de 7 000 habitants, à vingt-cinq kilomètres d’Yvetot. Le café-épicerie était situé dans la Vallée, zone des filatures datant du dix-neuvième siècle, qui ordonnaient le temps et l’existence des gens de la naissance à la mort. Encore aujourd’hui, dire la Vallée d’avant-guerre, c’est tout dire, la plus forte concentration d’alcooliques et de filles mères, l’humidité ruisselant des murs et les nourrissons morts de diarrhée verte en deux heures. Ma mère avait vingt-cinq ans. C’est ici qu’elle a dû devenir elle, avec ce visage, ces goûts et ces façons d’être, que j’ai cru longtemps avoir toujours été les siens.
Les fonds ne suffisant pas à les faire vivre, mon père s’est embauché sur des chantiers de construction, plus tard dans une raffinerie de la Basse-Seine, où il est passé contremaître. Elle tenait le commerce.
Aussitôt, elle s’y est donnée avec passion, « toujours le sourire », « un petit mot pour chacun », une infinie patience : « J’aurais vendu des cailloux ! » D’emblée, accordée à une misère industrielle qui ressemblait, en plus dur, à celle qu’elle avait connue, et consciente de la situation, gagner sa vie grâce à des gens qui ne la gagnaient pas eux-mêmes.
Sans doute, pas un moment à soi entre l’épicerie, le café, la cuisine, où s’est mise à grandir une petite fille, née peu après l’installation dans la Vallée. Ouvrir de six heures du matin (les femmes des filatures passant au lait) à onze heures du soir (les joueurs de cartes et de billard), être « dérangée » à n’importe quel moment par une clientèle habituée à revenir plusieurs fois dans la journée aux commissions. L’amertume de gagner à peine plus qu’une ouvrière et la hantise de ne pas « y arriver ». Mais aussi, un certain pouvoir- n’aidait-elle pas des familles à survivre en leur faisant crédit ? -, le plaisir de parler et d’écouter – tant de vies se racontaient à la boutique - , somme toute le bonheur d’un monde élargi.
Et elle « évoluait » aussi. Obligée d’aller partout (aux impôts, à la mairie), de voir les fournisseurs et les représentants, elle apprenait à se surveiller en parlant, elle ne sortait plus « en cheveux ». Elle a commencé de se demander avant d’acheter une robe si celle-ci avait « du chic ». L’espoir, puis la certitude de ne plus « faire campagne ». À côté de Delly et des ouvrages catholiques de Pierre l’Ermite, elle lisait Bernanos, Mauriac et les « histoires scabreuses » de Colette. Mon père n’évoluait pas aussi vite qu’elle, conservant la raideur timide de celui qui, ouvrier le jour, le soir ne se sent pas, en patron de café, à sa vraie place.
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Annie Ernaux
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Une femme d’Annie Ernaux
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