La vie de Samuel Belet

Ramuz Charles-Ferdinand



Pourtant quelque chose survint qui me fit oublier même le Robinson Suisse; à ce nouveau printemps, je tombai amoureux. J’allais avoir dix-huit ans ; c’est l’âge. Elle s’appelait Mélanie ; elle était orpheline de père comme moi, seulement on disait que sa mère était très riche. C’est même la raison pour laquelle jamais je n’aurais seulement osé penser à elle, si elle n’avait pas commencé. Mais ce fut elle qui commença.

On m’avait envoyé un matin au moulin avec un sac de blé, en échange de quoi je devais rapporter un sac de farine. Comme le chemin monte dur, j’avais attelé la Blanchette, qui était une vieille jument que Mr David gardait par pitié. Elle n’allait plus qu’au pas. On s’en servait pour les travaux pénibles. J’avais donc chargé mon sac de farine et je m’en revenais tranquillement, quand, dans un petit bois qu’il fallait traverser, j’aperçois, en avant de moi, une fille assise au bord du chemin. Un gros panier recouvert d’un linge était posé à côté d’elle. Je me sentis mal à l’aise, parce qu’en ce temps-là toutes les filles me faisaient peur, et l’idée de passer devant celle-là, quelle qu’elle fût, me troublait. Si seulement j’avais pu trotter ; il n’y fallait pas songer avec la Blanchette. Alors, je baisse la tête, l’air de quelqu’un qui n’a rien vu. Je me disais : « La meilleure manière de n’être pas vu, c’est d’avoir l’air de ne rien voir. » La chose d’abord parut réussir. En effet, je dépasse la jeune personne en question sans qu’elle eût seulement bougé. Et je me croyais sauvé déjà, quand tout à coup on me crie :

- Eh bien, vous êtes poli, vous !
Pas moyen de ne pas entendre ; je lève la tête ; la fille de tout à l’heure était debout, elle se tenait tournée vers moi et je reconnais ma nommée Mélanie, qui avait au village la réputation d’être la plus fine et la plus maligne de toutes les filles, qui le sont pourtant assez.
L’idée que c’était elle me fit perdre tout à fait la tête ; je n’avais pas même pensé à arrêter la Blanchette qui continuait d’aller son chemin.
- Voyez-vous ça, quelle politesse ! Chargée comme je suis ! Et lui qui a char et cheval !…
J’avais fini par comprendre, je tire sur les rênes, elle dit : « C’est le moment ! » Elle s’approche, son panier au bras. Il devait être lourd, elle penchait sous le poids. Maladroitement, je l’aide à déposer son panier sur le char (c’était un de ces chars à transporter les pierres, qui sont faits de deux planches, posées à cru sur les essieux) et, moi, pour dire quelque chose :
- Qu’est-ce qu’il y a dedans ?
- Est-ce que ça vous regarde ?
C’était répondu.
Cependant elle s’était assise à côté de moi ; la Blanchette était repartie. J’étais obligé, pour conduire, de me tenir tourné du côté du cheval.
On alla un bout de chemin sans qu’elle parlât. Moi, n’est-ce pas ? je ne m’y risquais plus.
Tout à coup, elle me demande :
- C’est bien vous qui êtes à la Maladière ?
Je fis un effort.
- Oui, Mademoiselle.
- Il me semblait vous avoir déjà vu.
Sa voix était toute changée. Il me paraissait impossible que j’eusse pour voisine la même personne qu’un instant avant. Cette idée m’enhardit, je me retourne ; alors je vois tout près de moi une jolie bouche rose et deux yeux qui me souriaient. Ils furent comme une allumette dans un tas de paille, ces yeux, quand même ils étaient noirs, mais chez les yeux le noir est la couleur du feu. Je fis un mouvement si brusque que je faillis tomber du char. Elle éclata de rire.





Charles Ferdinand Ramuz, né à Lausanne le 24 septembre 1878 et mort à Pully le 23 mai 1947, est un écrivain et poète suisse dont l'œuvre comprend des romans, des essais et des poèmes où figurent au premier plan les espoirs et les désirs de l'Homme. Ramuz puisa dans d'autres formes d'art (peinture, cinéma) pour contribuer à la redéfinition du roman. C'est sa tête qui figure sur les billets de 200 francs suisses.


Naissance: 1878,Lausanne (Suisse)
Décès: 1947,Pully (Suisse)


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