Anecdotes sur le Csar

Voltaire



Pierre Ier a été surnommé le Grand parce qu’il a entrepris et fait de très grandes choses, dont nulle ne s’était présentée à l’esprit de ses prédécesseurs. Son peuple, avant lui, se bornait à ces premiers arts enseignés par la nécessité. L’habitude a tant de pouvoir sur les hommes, ils désirent si peu ce qu’ils ne connaissent pas, le génie se développe si difficilement et s’étouffe si aisément sous les obstacles, qu’il y a grande apparence que toutes les nations sont demeurées grossières pendant des milliers de siècles, jusqu’à ce qu’il soit venu des hommes tels que le czar Pierre, précisément dans le temps qu’il fallait qu’ils vinssent.
Le hasard fit qu’un jeune Genevois nommé Le Fort était à Moscou chez un ambassadeur danois vers l’an 1695. Le czar Pierre avait alors dix-neuf ans; il vit ce Genevois, qui avait appris en peu de temps la langue russe, et qui parlait presque toutes celles de l’Europe. Le Fort plut beaucoup au prince; il entra dans son service, et bientôt après dans sa familiarité. Il lui fit comprendre qu’il y avait une autre manière de vivre et de régner que celle qui était malheureusement établie de tous les temps dans son vaste empire; et sans ce Genevois la Russie serait peut-être encore barbare.
Il fallait être né avec une âme bien grande, pour écouter tout d’un coup un étranger, et pour se dépouiller des préjugés du trône et de la patrie. Le czar sentit qu’il avait à former une nation et un empire; mais il n’avait aucun secours autour de lui.
Il conçut dès lors le dessein de sortir de ses États et d’aller, comme Prométhée, emprunter le feu céleste pour animer ses compatriotes. Ce feu divin, il l’alla chercher chez les Hollandais, qui étaient, il y a trois siècles, aussi dépourvus d’une telle flamme que les Moscovites. Il ne put exécuter son dessein aussitôt qu’il l’aurait voulu. Il fallut soutenir une guerre contre les Turcs, ou plutôt contre les Tartares, en 1696; et ce ne fut qu’après les avoir vaincus qu’il sortit de ses États pour aller s’instruire lui-même de tous les arts qui étaient absolument inconnus en Russie. Le maître de l’empire le plus étendu de la terre alla vivre près de deux ans à Amsterdam, et dans le village de Sardam, sous le nom de Pierre Michaëloff. On l’appelait communément maître Pierre (Peterbas). Il se fit inscrire dans le catalogue des charpentiers de ce fameux village, qui fournit de vaisseaux presque toute l’Europe. Il maniait la hache et le compas; et quand il avait travaillé dans son atelier à la construction des vaisseaux, il étudiait la géographie, la géométrie et l’histoire. Dans les premiers temps, le peuple s’attroupait autour de lui. Il écartait quelquefois les importuns d’une manière un peu rude, que ce peuple souffrait, lui qui souffre si peu de chose. La première langue qu’il apprit fut le hollandais; il s’adonna depuis à l’allemand, qui lui parut une langue douce, et qu’il voulut qu’on parlât à la cour. Il apprit aussi un peu d’anglais dans son voyage à Londres, mais il ne sut jamais le français, qui est devenu depuis la langue de Pétersbourg sous l’impératrice Élisabeth, à mesure que ce pays s’est civilisé.
Sa taille était haute, sa physionomie fière et majestueuse, mais défigurée quelquefois par des convulsions qui altéraient les traits de son visage. On attribuait ce vice d’organes à l’effet d’un poison qu’on disait que sa soeur Sophie lui avait donné; mais le véritable poison était le vin et l’eau-de-vie, dont il fit souvent des excès, se fiant trop à son tempérament robuste.



François-Marie Arouet, dit Voltaire, né le 21 novembre 1694 à Paris, ville où il est mort le 30 mai 1778 (à 83 ans), est un écrivain et philosophe français qui a marqué le xviiie siècle et qui occupe une place particulière dans la mémoire collective française et internationale. Figure emblématique de la philosophie des Lumières, chef de file du parti philosophique, son nom reste attaché à son combat contre le fanatisme religieux, qu’il nomme « l’Infâme », pour la tolérance et la liberté de pensée. Anticlérical et déiste en dehors des religions constituées, son objectif politique est celui d’une monarchie modérée et libérale, éclairée par les « philosophes ».


Naissance: 1694,Paris (France)
Décès: 1778,Paris (France)


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