L'armée des Francs

Chateaubriand



Parés de la dépouille des ours, des veaux marins, des urochs et des sangliers, les Francs se montraient de loin comme un troupeau de bêtes féroces. Une tunique courte et serrée laissait voir toute la hauteur de leur taille, et ne leur cachait pas le genou. Les yeux de ces barbares ont la couleur d’une mer orageuse ; leur chevelure blonde, ramenée en avant sur leur poitrine et teinte d’une liqueur rouge, est semblable à du sang et à du feu. La plupart ne laissent croître leur barbe qu’au-dessus de la bouche, afin de donner à leurs lèvres plus de ressemblance avec le mufle des dogues et des loups. Les uns chargent leur main droite d’une longue framée, et leur main gauche d’un bouclier qu’ils tournent comme une roue rapide ; d’autres, au lieu de ce bouclier, tiennent une espèce de javelot, nommé angon, où s’enfoncent deux fers recourbés, mais tous ont à la ceinture la redoutable francisque, espèce de hache à deux tranchants, dont le manche est recouvert d’un dur acier ; arme funeste que le Franc jette en poussant un cri de mort, et qui manque rarement de frapper le but qu’un œil intrépide a marqué. Ces barbares, fidèles aux usages des anciens Germains, s’étaient formés en coin, leur ordre accoutumé de bataille. Le formidable triangle où l’on ne distinguait qu’une forêt de framées, des peaux de bêtes et des corps demi-nus, s’avançait avec impétuosité, mais d’un mouvement égal, pour percer la ligne romaine. À la pointe de ce triangle étaient placés des braves qui conservaient une barbe longue et hérissée, et qui portaient au bras un anneau de fer. Ils avaient juré de ne quitter ces marques de servitude qu’après avoir sacrifié un Romain. Chaque chef dans ce vaste corps était environné des guerriers de sa famille afin que plus ferme dans le choc, il remportât la victoire ou mourût avec ses amis ; chaque tribu se ralliait sous un symbole : la plus noble d’entre elles se distinguait par des abeilles ou trois fers de lance. Le vieux roi des Sicambres, Pharamond, conduisait l’armée entière et laissait une partie du commandement à son petit-fils Mérovée. Les cavaliers Francs, en face de la cavalerie romaine, couvraient les deux côtés de leur infanterie : à leurs casques en forme de gueules ouvertes ombragées de deux ailes de vautour, à leurs corselets de fer, à leurs boucliers blancs, on les eût pris pour des fantômes ou pour ces figures bizarres que l’on aperçoit au milieu des nuages pendant une tempête. Clodion, fils de Pharamond et père de Mérovée, brillait à la tête de ces cavaliers menaçants.
Sur une grève, derrière cet essaim d’ennemis, on apercevait leur camp, semblable à un marché de laboureurs et de pêcheurs ; il était rempli de femmes et d’enfants, et retranché avec des bateaux de cuir et des chariots attelés de grands bœufs. Non loin de ce camp champêtre, trois sorcières en lambeaux faisaient sortir de jeunes poulains d’un bois sacré, afin de découvrir par leur course à quel parti Tuiston promettait la victoire. La mer d’un côté, des forêts de l’autre, formaient le cadre de ce grand tableau.




Naissance: 1768
Décès: 1848


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